Depuis mars 2013, l’Union européenne et le Japon négocient dans la plus grande discrétion un traité de libre-échange économique. Un accord fixant le cadre du traité a été signé la semaine dernière.
C’est l’un des plus importants accords commerciaux jamais conclus par l’Union européenne. Il vise à lier économiquement deux énormes puissances mondiales. L’UE (1ere puissance économique mondiale) et le Japon (4e) représentent à eux deux près d’un tiers du PIB mondial et plus de 500 millions de consommateurs.
Les raisons du Jefta
Jefta signifie «Japan-EU Free Trade Agreement» (accord de libre-échange Japon-Union européenne). Cet accord, dont l’entrée en vigueur est prévue pour 2019, vise à assouplir les contraintes qui peuvent exister concernant les transactions économiques entre le Japon et l’UE. Il «supprimera quasiment tous les droits de douane, qui représentent 1 milliard d’euros par an», a indiqué la Commission européenne dans le document de présentation de l’accord. «Les exportations d’aliments transformés pourraient ainsi augmenter de 180%, et celles des produits chimiques de 20%». Un argument en béton pour l’Europe économique.
Les tractations sur le Jefta se sont accélérées depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et sa décision de retirer Washington du Traité Transpacifique (TPP). «L’arrivée de Trump et l’isolationnisme américain ont changé la stratégie commerciale du Japon, qui s’est très vite tourné vers l’Europe», a résumé le Nihon Keizai Shimbun, considéré comme le plus grand quotidien économique du monde. Tokyo, qui comptait sur ce TPP pour booster son économie, s'est vu dans l’obligation de trouver autre chose. Le Jefta, déjà bien amorcé, semblait s’imposer comme la meilleure roue de secours.
Le contenu du Jefta
L’un des principaux volets de l’accord qui se dessine porte sur l’agroalimentaire, pour lequel le marché japonais est en pleine expansion tandis que les agriculteurs européens manquent de débouchés – et en manqueront encore plus quand le CETA, accord de libre-échange avec le Canada qui va faire sauter les frais de douanes d’importation de viande canadienne, sera entré en vigueur.
Avec le Jefta, 85% des produits agroalimentaires de l’Union européenne (vin, viande de porc transformée) devraient pouvoir entrer sur le territoire japonais en étant exonérés de droits de douane. D’autres produits verront leurs taxes être progressivement réduites (c’est le cas du bœuf).
Les négociations autour de la question du lait ont été plus complexes. Tokyo était peu disposé à revenir sur les taxes très élevées auxquelles sont soumis les fromages européens, mais a dû céder sur ce point. N’en déplaise aux producteurs de l’île d’Hokkaido (au nord du Japon) qui craignent de ne pas tenir le coup face à cette nouvelle concurrence, plusieurs fromages européens auront le droit de rentrer sans taxe dans l’archipel japonais en vertu du Jefta.
L’autre point important du Jefta, cette fois-ci à l’avantage du Japon, concerne le secteur automobile. L’accord prévoit que la suppression des frais de douanes des véhicules exportés d’ici huit ans. Le Jefta sera donc une occasion pour Tokyo d’augmenter son exportation de voitures vers l’Europe.
L’accord comprend également un chapitre sur le développement durable, des paragraphes sur la protection les normes et valeurs de l’Union européenne, et souligne la nécessité de «protéger l’environnement» et «lutter contre le changement climatique».
Les reproches faits au Jefta
Le premier reproche fait au Jefta est le manque de transparence qui entoure ses préparatifs. Il a été pointé du doigt par la presse japonaise (qui a pourtant salué l’accord), mais aussi par Greenpeace. L’ONG a publié un document de 205 pages, mis à disposition du grand public pour protester contre le secret dans lequel travaille la Commission européenne.
«Il y a un problème de contrôle démocratique. Le mandat de négociation a été approuvé en 2012. Et jusqu’à ce que nous le rendions public la semaine dernière, il ne l’était pas. Ensuite, on présente le texte au Parlement européen et aux Parlement nationaux, et ils ne peuvent pas l’amender, simplement dire oui ou non. C’est incroyable !» s’est offusquée Kees Kodde, chargé de campagne sur les questions de politiques commerciales pour Greenpeace, dans Reporterre. «Personne ne m’a rien demandé. C’était transparent, mais l’intérêt n’est arrivé que ces dernières semaines», s’est défendue la Commissaire européenne au commerce, Cecilia Malmström.
Outre ce manque de transparence, la position environnementale de l’accord que défend la Commission européenne ne convainc pas les ONG, qui craignent que l’accord aille à l’encontre de la protection de la santé et de l’environnement, comme pour le CETA et le TAFTA. Greenpeace a par exemple effet noté que l’accord ne comprenait aucune référence à la chasse à la baleine et à l’exploitation illégale des forêts, deux pratiques courantes au Japon, qui vont à l’encontre des règles européennes. Pour Greenpeace, c’est un signe que «le développement du libre-échange est en haut de la liste des priorités du Jefta, et l’environnement est assez bas».
Enfin, l’autre point qui fâche est celui qui prévoit la mise en place de tribunaux d’arbitrages spécifiques pour les investisseurs étrangers. Il signifie, en d’autres termes, que les multinationales pourraient bénéficier d’une justice privée, et contourner les règlementations nationales sur la santé publique et l’environnement. Un point qui avait déjà concentré les foudres des détracteurs du CETA. «C’est une façon plus moderne de faire face aux conflits potentiels. Je crois qu’il y en aura très peu avec le Japon, c’est quand même une société qui nous ressemble», s’était défendue Cécilia Malmström sur RTBF.
Reste que la pratique commence à devenir une habitude, et ce malgré l'opposition d'une majorité de Français, qui voient à 71% l'arbitrage privé comme étant une mauvaise chose (Harris Interactive, juin 2016). Et que, si le CETA et le Jefta couvriront à eux deux une grande partie des échanges commerciaux de l'Union européenne, d'autres traités sont en cours de préparation (avec le Brésil, l'Indonésie ou encore le Mexique) et pourraient recourir aux mêmes mécanismes, attribuant des droits aux multinationales aux dépends des lois étatiques.