Mohamed Salah Kasmi est écrivain et essayiste, auteur de "Tunisie : l'islam local face à l'islam importé" (L'Harmattan, octobre 2014). A l'approche des élections législatives tunisiennes de dimanche, alors que les Tunisiens établis en France commencent à voter ce vendredi depuis 08H00, il décrypte les enjeux du scrutin pour le parti islamiste Ennahdha.
Comment interpréter le départ d'Ennahdha du gouvernement en janvier dernier?
Le départ du parti islamiste Ennahdha n’était pas volontaire mais forcé. A cette époque le bilan du gouvernement de la troïka, dominé par les islamistes, était désastreux : situation économique et sociale dégradée, finances publiques déséquilibrées, pouvoir d’achat en baisse, chômage en augmentation, actes terroristes, appels aux meurtres, fuite des investisseurs et des touristes…
Devant les sits-in tenus par des dizaines de milliers de Tunisiens réclamant le départ des islamistes et face aux exigences du FMI, Ennahda s’est éclipsé sous la pression politique et civile.
Depuis son départ, Ennahdha a semble-t-il lissé son discours. Existe-t-il réellement des différences entre "l’ancien" Ennahdha et le "nouveau" Ennahdha ?
Le discours d’Ennahdha à l’approche des élections est toujours adapté aux circonstances. Il prône les valeurs d’ouverture, de modernité et de progrès. Aujourd'hui, Ennahdha tend la main aux partis qu’ils combattaient auparavant.
En outre, il se veut rassembleur afin de se maintenir au pouvoir. Conscient du risque de perdre les prochaines élections, son président Rached Ghannouchi ne cesse de marteler que dans aucun pays, le parti vainqueur ne peut gouverner seul le pays. Il suggère de former un gouvernement d’union nationale.
Cette stratégie vise à lui permettre d’achever le travail de réislamisation de l'Etat en prévision de la présidentielle de 2019.
Evoquons justement le cas de Nidaa Tounès. Le parti anti-islamiste peut-il espérer remporter cette élection législative ?
Nidaa Tounès a été créé le 20 avril 2012. C’est un parti qui revendique 100.000 membres. Béji Caid Essebsi a réussi à impulser une dynamique afin de remporter les élections.
Mais, il ne faut pas sous-estimer Ennahdha. Deux projets de société s’affrontent. Dans son discours à Kairouan, Béji Caid Essebsi, le président de Nidaa Tounes, a demandé aux citoyens tunisiens de choisir entre son projet de création d’un Etat moderne et celui de l’islam politique qui a été expérimenté et a échoué.
Pourquoi les électeurs tunisiens feraient-ils confiance à Ennahdha ?
L’adhésion à un parti n’est pas seulement une question de capacité à gouverner. Il s’agit bien souvent d’un choix de société. L’engagement de certains électeurs d’Ennahdha s’inscrit dans cet esprit. Ennahdha revendique 80.000 membres.
Son passage au pouvoir a révélé son incompétence. Certes, il a été affaibli par les résultats catastrophiques de sa gouvernance. Mais il conserve une réserve d’électeurs qui lui sont acquis.
Quels liens entretiennent Ennahdha et salafistes ?
Lors des dernières élections de 2011, Ennahdha a cherché à se rapprocher davantage des salafistes au prix d’une radicalisation de son mouvement. Il a réussi à tisser des liens très étroits avec eux. Ennahdha a par exemple reconnu Hizb Ettahrir (Parti de la libération) qui prône la Charia et le califat.
Par ailleurs, Ennahdha a encouragé les ligues de protection de la révolution, milices violentes, composées d’éléments extrémistes.
Enfin, le gouvernement de la troïka a fermé les yeux sur les agissements des imams radicaux dans certaines mosquées et sur le départ de milliers de jeunes pour faire le djihad en Syrie.
En janvier 2014, la charia, soutenue par Ennahdha, a été rejetée par la constituante tunisienne. Il y a-t-il une possibilité que le débat sur la loi islamique soit relancé ?
Certes, l’article 141 du projet de la Constitution qui faisait de l’Islam la religion de l’Etat a été rejetée. De même, le caractère civil de l’Etat, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit a été confirmé. C’est une victoire de l’islam local tolérant sur l’islam importé rétrograde.
Toutefois, il faut rester vigilant car certains ajouts dans la constitution peuvent être, demain, sujets à interprétation.