Ambitieux et "apolitique", le jeune homme d'affaires chinois Abdulhabir Muhammad se qualifie lui-même de "Ouïghour modèle"... mais il cache son appartenance ethnique à ses clients par crainte des réactions de rejet.
"C'est seulement quand tout est arrangé que je leur déclare: +A propos, je suis Ouïghour, je viens du Xinjiang!+", raconte-t-il, ravi de surprendre ses interlocuteurs... et en même temps conscient des préjugés racistes.
Le Xinjiang --vaste région du nord-ouest de la Chine dont les Ouïghours, musulmans turcophones, constituent la principale ethnie-- a été le théâtre ces derniers mois de violences meurtrières, imputées par les autorités à une frange radicalisée "terroriste" et "séparatiste".
Ailleurs en Chine, les Ouïghours sont vus par le prisme folklorique --des danseurs traditionnels en costumes chamarrés--, comme des vendeurs de kébabs ou bien comme de dangereux islamistes.
Abdulhabir est loin de ces clichés: à 24 ans, il est à la tête d'un cabinet de conseil qu'il a fondé. Son père, paysan pauvre, avait gravi les échelons jusqu'à détenir une chaîne de supermarchés au Xinjiang.
A 15 ans, Abdulhabir était accepté dans un lycée pékinois. Il s'est ensuite envolé pour l'université Binghamton à New York pour une licence de comptabilité, puis un master en entrepreneuriat. Un privilège impensable pour l'immense majorité des Ouïghours, privés de la possibilité de voyager hors de Chine.
Aujourd'hui, l'entreprise qu'il co-dirige à Pékin aide les jeunes Chinois à partir étudier à l'étranger. Sur ses 20 employés, 15 sont des Han (la principale ethnie chinoise), et son associée est mandchoue.
Télégénique et sûr de lui, Abdulhabir a été présenté par des médias chinois officiels comme un "bon exemple" pour la jeunesse du Xinjiang.
"Si je suis dans les médias, c'est parce que je suis un bon Ouïghour", reconnait-il. "Et je veux que les autres Ouïghours me voient aussi comme un bon Ouïghour."
Musulman pratiquant, il prie à la mosquée le vendredi, insiste-t-il.
- 'Les pro-Chinois sont terrifiés' -
La "majorité accommodante" des Ouïghours, qui acceptait l'autorité de Pékin en échange d'un soutien économique à leur région, menace aujourd'hui de s'éroder, avertit Michael Clarke, expert de l'institut Griffith sur l'Asie, basé en Australie.
Les tensions s'exacerbent non seulement à cause de "la montée du militantisme islamiste", "mais plus largement en raison de la pression accrue de politiques" discriminatoires, souligne-t-il.
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Et de pointer les sévères restrictions aux pratiques religieuses --des campagnes contre le port du voile et de la barbe, jusqu'aux interdictions d'observer le jeûne du Ramadan pour les fonctionnaires et les étudiants.
En juillet, des affrontements dans le district de Yarkand ont fait près de cent victimes civiles, d'après les médias d’État.
Peu après, l'imam de la mosquée Id Kah à Kashgar --la plus grande mosquée de Chine-- était poignardé à mort. Ce dignitaire religieux nommé par les autorités était réputé relayer la propagande officielle.
"Sur place, les Ouïghours considérés comme pro-Chinois sont terrifiés" à l'idée de subir des représailles, assure Dilxat Raxit, porte-parole du Congrès mondial ouïghour, organisation en exil.
- Discriminations à l'embauche -
Pour Abdulhabir Muhammad, les Ouïghours devraient canaliser leur énergie dans l'éducation et éviter la politique.
"Je déteste la politique", déclare-t-il. "C'est pour ça que ma famille s'en sort bien, parce qu'on se tient à distance de la politique".
Mais une bonne éducation ne garantit pas le succès, et même les Ouïghours diplômés peuvent se retrouver en difficulté.
Ilham Tohti, universitaire renommé et grand détracteur des politiques de Pékin, a ainsi été arrêté pour séparatisme, crime passible de la peine de mort.
"Au Xinjiang, les Han accaparent les postes à haut salaire, tandis que les minorités ethniques et particulièrement les Ouïghours sont cantonnés aux emplois inférieurs à faible revenu", et ce à niveau d'éducation égal, explique Reza Hasmath, de l'université d'Oxford.
"Certains membres de minorités ethniques n'ayant pas réussi à trouver leur place sur le marché du travail se replient vers la religion et redécouvrent leur culture", a-t-il indiqué.
Dans le bureau d'Abdulhabir, une paire de "doppa" (chapeaux ouïghours colorés) est accrochée au mur au milieu d'emblèmes d'institutions universitaires américaines.
Il reconnaît les tensions suscitées autour des questions culturelles et religieuses, mais juge que la violence n'est pas une réponse.
"Je voudrais que les gens soient plus ouverts d'esprit, qu'ils résolvent les problèmes ensemble, pacifiquement", dit-il. Un timide plaidoyer face au fossé croissant entre Han et Ouïghours.