C'est à Saylorsburg, bourgade de 1.000 âmes au fond de la Pennsylvanie, que vit depuis quinze ans l'influent et mystérieux Fethullah Gülen, prédicateur turc à la tête de la puissante confrérie Hizmet, aujourd'hui en guerre ouverte avec Ankara.
Le leader religieux musulman de 74 ans, qui prône le dialogue interculturel et religieux, réside dans une vaste propriété cachée par des bois épais et dont l'entrée est surveillée nuit et jour par des gardes et caméras.
Aucun panneau ne signale qui vit là, ni même le numéro de la rue. Les portes ne s'ouvrent que pour laisser entrer ou sortir des proches ou des "étudiants", à l'exception de rares visiteurs extérieurs triés sur le volet.
Le "Golden Generation Worship and Retreat Center" n'appartient pas à M. Gülen mais "à des hommes d'affaires américano-turcs", explique Alp Aslandogan, président de l'Alliance for Shared Value, une association affiliée à Hizmet ("service", en turc).
M. Gülen lui-même n'utilise qu'"une chambre et un bureau" et ne sort que pour se rendre à "ses rendez-vous médicaux", assure M. Aslandogan.
Le prédicateur, fondateur d'un réseau d'écoles présent dans 150 pays et au coeur d'une constellation d'associations, s'exprime rarement dans les médias autres que ceux qui lui sont affiliés en Turquie, notamment le quotidien Zaman.
Cette discrétion alimente les rumeurs des locaux.
"Il y a eu trois manifestations récentes pour protester contre la présence du centre", raconte la serveuse de Stenger's Bar qui ne souhaite pas être identifiée.
La presse régionale comme le Poconos Record rapporte que ces manifestations ont eu lieu cet été et en décembre, organisées par des associations de turcs-américains qui estiment que Gülen est un islamiste dangereux pour la Turquie et pour les Etats-Unis.
Plus fort que jamais
En Turquie, les rumeurs aussi vont bon train sur le religieux aux cheveux blancs et à la moustache fournie, qui a fui son pays en 1999 pour s'installer aux Etats-Unis. Officiellement, pour s'y faire soigner, officieusement en raison des démêlés avec le gouvernement de l'époque.
Malgré sa longue absence, le poids de M. Gülen dans l'échiquier politique turc est plus fort que jamais.
"Comme beaucoup de leaders exilés, il a gagné en influence avec l'éloignement", constate Sam Brannan, du centre de réflexion Center for strategic and international Studies (CSIS).
Ses partisans, qui louent son enseignement d'un islam tolérant et moderne, sont estimés à plusieurs millions.
Ses détracteurs l'accusent d'être à la tête d'un Etat dans l'Etat par l'intermédiaire de fidèles qui auraient infiltré la magistrature et la police notamment.
Des accusations démenties par Alp Aslandogan, qui affirme que M. Gülen "a toujours été focalisé sur l'éducation et le dialogue, pas sur la politique".
M. Brannan note que, grâce aux écoles ouvertes partout, Gülen dispose "d'une vaste réserve de partisans éduqués que son enseignement a poussés à s'engager dans le service public", et donc notamment dans la police et la magistrature.
Si M. Gülen n'a officiellement jamais soutenu de candidat politique, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan lui doit en partie sa première élection en 2002 grâce au travail de terrain d'Hizmet.
Leurs relations se sont tendues ces derniers mois depuis que le Premier ministre cherche à fermer les écoles préparatoires de la confrérie en Turquie et que le gouvernement Erdogan s'est retrouvé au centre d'une enquête pour corruption initiée selon lui par Hizmet pour le faire chuter.
Selon M. Aslandogan, ces allégations cherchent à "tuer le débat en Turquie" et à détourner l'attention de "preuves irréfutables" de corruption.
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M. Gülen est aussi régulièrement accusé de vouloir islamiser la société. Les écoles de Hizmet "sont laïques, suivent le cursus en vigueur dans tous les pays où elles sont présentes", rétorque M. Aslandogan, même s'il estime que 60-65% des partisans de M. Gülen sont musulmans pratiquants.
Pour M. Brannan, la Hizmet fonctionne un peu comme les mormons américains: "ils s'aident en affaires, ils ont une mentalité de missionnaire et un grand sens de l'entreprise".
L'autre point commun avec les mormons, et celui qui fait la puissance financière d'Hizmet, c'est que tous ses sympathisants sont tenus de donner du temps ou de l'argent à l'organisation: des étudiants aux mères de familles, et en passant par les riches hommes d'affaires.