Sa quête du "bonheur national brut" promue comme un chemin de développement alternatif vaut au Bhoutan une renommée mondiale, mais le nouveau Premier ministre estime qu'elle a empêché le pays de prendre ses problèmes à bras le corps.
Formé à Harvard et fan de moutain-bike, Tshering Tobgay, le nouveau "lyonchhen" du petit royaume himalayen, a remporté les élections en juillet et pris ses fonctions cette semaine dans la capitale Thimphou.
Démocrate et néanmoins loyal à la famille royale, il ne récuse pas complètement le "bonheur national brut" (BNB) emblématique du "pays du Dragon-Tonnerre" mais refuse de le sanctuariser.
Une audace qui eut passé pour un crime de lèse-majesté avant l'abolition de la monarchie absolue en 2008, le BNB ayant été inventé par l'ancien roi du Bhoutan dans les années 1970 en réponse à la simple mesure quantitative du Produit National brut (PNB).
Le BNB mesure le bonheur non seulement en fonction de la croissance économique, mais en prenant en compte aussi d'autres critères: la sauvegarde de la culture, de l'environnement, le bien-être psychologique des individus et la bonne gouvernance.
Si le concept a séduit des responsables politiques et d'éminents économistes occidentaux, dont l'Américain Jeffrey Sachs, proche du secrétaire général des Nations unies, il ne fait plus l'unanimité chez lui.
Tshering Tobgay, 47 ans, admet que "la croissance économique n'est pas l'alpha et l'oméga du développement" mais le BNB a été imposé au fil du temps comme un Graal absolu, occultant la nécessité de générer de la richesse.
"Je suis sceptique face à l'utilisation abusive qu'en ont fait certains et qui les a détournés des problèmes réels auxquels nous sommes confrontés", regrette-t-il dans un entretien téléphonique à l'AFP.
D'autant qu'après avoir été pensé et repensé, le BNB est devenu une machine complexe mesurant le progrès dans neuf domaines chacun définis par 72 indicateurs.
Œillades vers la Chine
Tandis que son prédécesseur Jigmi Thinley battait la campagne dans son pays et à l'étranger pour vanter son thermomètre de la félicité durable, Tshering Tobgay, lui, veut parler chômage, pauvreté, corruption et crédibilité politique.
"Si le gouvernement actuel passait un temps disproportionné à parler du BNB, alors il serait coupable de ne pas s'acquitter de sa mission fondamentale", tranche-t-il.
Une crise de la balance des paiements l'an dernier a entraîné une pénurie de roupie indienne. Le Bhoutan a dû resserrer le contrôle des importations avec pour effet de ralentir l'économie et de réduire l'accès aux biens étrangers.
Pour Tshering Tobgay, quatre dossiers mis ensemble donnent une idée des enjeux.
"Notre énorme dette qui deviendra insupportable si nous n'y prenons garde, la grave pénurie de roupie, le chômage, en particulier le chômage des jeunes, et le signe d'une corruption croissance", énumère-t-il. "C'est un cocktail explosif".
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Le chef du gouvernement, élu face au parti monarchiste à l'issue de la seconde élection démocratique seulement en cinq ans, est également très préoccupé par les relations de son pays avec l'Inde, son allié et bâilleur de fonds historique.
New Delhi a brutalement suspendu ses subventions aux importations de gaz domestique et d'essence, faisant flamber les prix et aggravant les difficultés de son petit voisin.
Pour les observateurs, l'Inde se serait agacée des oeillades de Thimphou vers la Chine, son autre gros voisin, à la frontière nord.
Le Bhoutan n'a pas de relations diplomatiques officielles avec Pékin mais une première entrevue des deux anciens Premiers ministres Thinley et Wen Jiabao en juin 2012 avait révélé la volonté du Bhoutan de jouer --aussi-- la carte chinoise.
Tshering Tobgay refuse de dire explicitement s'il compte poursuivre dans cette voie, se montrant d'une admirable prudence. L'Inde, avance-t-il toutefois, reste la priorité.
"La Chine est une réalité, la Chine est un voisin, nous ne pouvons l'ignorer. Nous avons aussi un différend frontalier non résolu avec la Chine que nous devons traiter", dit-il.
"Mais nous devons rester conscients des réalités géopolitiques de la région. Notre principal partenaire commercial et notre interlocuteur politique est l'Inde, pour le moment nous regardons en direction de l'Inde".