Dans son édito de ce mercredi 29 décembre, Paul Sugy, journaliste au Figaro, revient sur la mise en place des autotests, disponibles jusqu'au 31 janvier en grandes surfaces.
La vente d’autotests en supermarché a été autorisée à titre exceptionnel par le gouvernement, depuis hier et jusqu’au 31 janvier. C’est une bonne nouvelle : ils sont une arme précieuse dans la lutte contre l’épidémie puisqu’ils permettent d’éviter de contaminer ses proches quand on se sait porteur du virus.
Reste que nous entrons collectivement dans l’âge de l’autotest : avec le Covid-19 celui-ci se démocratise et se banalise, et n’est plus seulement l’apanage des femmes suspectant une grossesse ou des personnes diabétiques.
Encore qu’on parle de différentes sortes d’autotests : le test de grossesse est une catégorie de dépistage à part, on n’est pas malade quand on est enceinte, et on n’a pas besoin de se précipiter chez son médecin quand on apprend qu’on l’est. Mais la systématisation du recours à l’autotest marque indéniablement une étape nouvelle dans l’âge moderne de la santé, en instituant un rapport désintermédié à la maladie, soulageant par là les pharmacies ou les laboratoires qui n’ont plus, évidemment, la capacité de tester tous ceux qui en ont besoin.
Cela mérite qu’on s’y attarde un instant. Certes le dépistage individuel ne remplace pas le recours ensuite à un test plus sûr en pharmacie, ou une consultation médicale au cas où apparaissent des symptômes, mais c’en est un préalable presque obligé désormais, et il n’est pas exclu que cela se généralise à d’autres formes de dépistages. Oubliée, la prise de sang en centre d’analyses médicales ou le petit pipi chez le médecin, la consultation médicale commencera désormais dans son canapé, écouvillon à la main. On fait par ailleurs d’importants progrès dans d’autres formes de dépistage, en particulier ceux du cancer. Là encore, c’est une très belle chose.
Pourtant Matthew Taylor, le PDG de la NFS Confederation au Royaume-Uni, ne cache pas son inquiétude : dans une tribune publiée par le magazine Wired, ce dernier redoute que le recours massif à des dépistages préventifs pour un certain nombre de maladies finisse par engendrer des discriminations à l’égard de ceux qui se savent malades ou à risque ; en outre, le coût de ces tests pourrait conduire les plus riches à en bénéficier bien plus régulièrement que les autres, obtenant ainsi la priorité dans les files d’attente pour les urgences : ceux qui se savent probablement malades suite à un autotest pourraient par exemple être soignés en premier.
Dans Slate, Thomas Messias précise également que la médecine préventive (les personnes qui souhaitent se faire opérer avant même d’être malades, craignant une plus forte probabilité de l’être un jour) risque de désorganiser un peu plus encore le système de soins. La multiplication des autotests pour des maladies relativement anodines serait en tout état de cause un renversement.
Il y a au fond une véritable philosophie du dépistage individuel, totalement à rebours de la dernière grande révolution de notre rapport à la santé, c’est-à-dire l’instauration de la sécurité sociale et d’un système de soin gratuit et universel. Là où l’on instituait hier l’idée que la santé de chacun était l’affaire de tous, on décrète aujourd’hui que la santé de tous dépend de la responsabilité de chacun. L’âge de l’autotest est un condensé à lui tout seul des intuitions et des principes des pères de la philosophie libérale. «L’homme est un loup pour l’homme», disait Hobbes ; aujourd’hui chacun est potentiellement un foyer infectieux pour autrui, et dans le vaste Léviathan de l’état d’urgence sanitaire, ma liberté s’arrête là où commence la santé d’autrui.
Si leur usage se banalise et survit à la pandémie actuelle, ce qui est plus que probable compte tenu de leur efficacité et de l’accroissement de leurs performances, les autotests nous habitueront peu à peu à considérer la maladie comme la norme et la santé comme l’exception : le dépistage préventif suppose que l’exercice d’une liberté est conditionné par l’assurance que ma santé me permet d’en jouir sans attenter à la santé des autres. Peu à peu le monde se mue en un vaste hôpital dans lequel les patients sont priés de demander à l’infirmière de garde l’autorisation de quitter leur chambre.