Le dernier patient qu'il a perdu est mort, à 85 ans, dans son lit : insuffisance respiratoire. Le Dr Philippe Doll, généraliste à Wittenheim, dans le Haut-Rhin, suspecte un cas de Covid-19 mais, sans test et hors hôpital, ce décès n'entrera pas dans le bilan officiel des victimes du coronavirus.
Le médecin glissera ces mots sur le certificat de décès : «suspicion de Covid». Sans savoir si cela aura un effet sur les statistiques.
Depuis plus d'un mois, le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, fait chaque soir un point sur la mortalité. A ce jour, le bilan fait état de 14.393 personnes mortes du Covid-19 en France : 9.253 à l'hôpital et 5.140 dans les Ehpad et établissements médico-sociaux. Ces derniers sont comptabilisés depuis une dizaine de jours.
Mais le bilan pourrait en réalité être beaucoup plus lourd, ces chiffres ne prenant pas en compte les victimes mortes à leur domicile.
Chaque année, la majorité des décès (59%) surviennent en hôpital ou clinique, 14% en maisons de retraite, selon l'Insee. Mais plus d'un quart surviennent aussi à domicile (26%). En mars, sur 57.440 décès au total, toutes causes confondues, environ 13.000 personnes sont mortes chez elles. Soit une hause de près de 10% par rapport à 2019.
L'Insee ne précise pas la cause des décès, et au vu de la faible quantité de tests réalisés en médecine de ville, il est difficile d'établir le nombre exact de morts liées à l'épidémie.
«On sait bien que c'est le Covid»
«Mon beau-frère est décédé hier. Ils ont dit arrêt cardiaque, on veut bien y croire, mais bon...», dit une habitante de Wittenheim, jointe au téléphone par l'AFP. L'histoire, elle la connaît bien : il y a quelques semaines, cette femme a déjà perdu son mari, du coronavirus.
Dans cette ex-cité minière de 15.000 habitants, proche de Mulhouse, l'un des foyers majeurs de l'épidémie en France, 20 personnes sont mortes au cours du seul mois de mars. Et depuis le début de l'épidémie, près d'un tiers des 69 résidents de l'Ehpad de la ville sont décédés.
Des tests n'ont pas été réalisés à chacun de ces décès. «Nous avons tellement de cas en même temps. Quand les gens sont en détresse respiratoire, vu ce qu'il se passe, on ne fait pas non plus une enquête : on sait bien que c'est le Covid», dit le maire, Antoine Homé.
Pour SOS Médecins, spécialisé dans les consultations à domicile et surtout présent en zone urbaine, «le cap des 50% d'augmentation des décès à domicile en France est passé». En deux semaines, entre le 22 mars et le 5 avril, la fédération de médecins a enregistré 253 décès à domicile, soit 54% de plus que l'an dernier sur la même période.
«On peut raisonnablement penser qu'une majeure partie est liée à l'épidémie de Covid-19», estime le président de SOS Médecins, Pierre-Henry Juan.
«Il faudrait une autopsie, mais on n'en fait pas, sauf quand il y a un problème médico-légal», explique-t-il. «Et comme la cause du décès à domicile est difficile à établir scientifiquement, parce qu'on ne teste pas le patient, on ne mesure pas cette surmortalité».
En mars, les 1.300 médecins du réseau ont réalisé plus de 34.000 actes en lien avec le Covid-19, sur observation des symptômes.
Pour les médecins généralistes, le nombre total de cas de Covid-19 est lui aussi largement sous-évalué. Selon le syndicat MG France, au cours des deux dernières semaines de mars, 56.154 cas de Covid-19 ont été recensés sur tout le territoire, sur diagnostic clinique.
«Extrapolé au nombre de médecins généralistes en activité en France (55.000, ndlr), on peut estimer le nombre total de cas autour de 1,5 million en ville», calcule le Dr Jacques Battistoni, président du syndicat.
Soit l'équivalent du nombre de cas officiels actuellement recensés dans le monde...
«On vit un cauchemar»
«Dans les départements fortement touchés par l'épidémie, on observe un nombre de décès en nette progression par rapport à 2019», jusqu'à deux fois supérieur en mars, explique à l'AFP Sylvie Le Minez, cheffe des études démographiques et sociales de l'Insee.
A Wittenheim, «la mortalité a augmenté de deux fois et demi par rapport aux autres années», selon le maire Antoine Homé. «Depuis quatre semaines, on vit un cauchemar», lâche-t-il.
«L'épidémie, c'est pas de la théorie, ici, on la voit», résume-t-il. Chaque matin, les avis mortuaires tapissent 7 ou 8 pages du quotidien régional L'Alsace.
«Dans quelques semaines, on va ouvrir des portes et on pourrait bien découvrir que des gens qui ne répondaient plus sont morts chez eux», craint l'épidémiologiste Emmanuel Baron, directeur d'Epicentre, centre de recherche de Médecins sans frontières.
Selon le spécialiste, les «décès oubliés» sont inhérents à toute épidémie.
«Le fait de ne pas confirmer tous les cas est classique dans les épidémies à large échelle. En cas d'épidémie de choléra, rougeole ou méningite, on ne fait pas systématiquement de test diagnostic, car ça alourdirait la prise en charge et ça ne changerait pas le traitement», explique-t-il.
Il faudra attendre une étude scientifique et démographique complète, qui prendra sans doute de longs mois, avant d'avoir des chiffres se rapprochant de la réalité, sur les décès imputables à l'épidémie de Covid-19.
Après l'épisode meurtrier de canicule en 2003, il a fallu attendre plusieurs années avant d'avoir un nombre définitif des décès. En 2007, l'Inserm avait officiellement arrêté à 19.490 le nombre de morts dues à la canicule, quatre ans après la catastrophe sanitaire.