Au pied des tours grises de la cité des Boute-en-train à Saint-Ouen, en bordure du périphérique parisien, Youssouf s'allume un joint en faisant patienter les clients. Il n'a aucune envie que son petit commerce devienne licite. Si le cannabis était légalisé, «ça serait galère : comment on va faire de l'argent ?»
Tout de noir vêtu, le jeune homme de 23 ans est une petite main du trafic. La première fois qu'il a fait le «chouf» (guetteur en argot), il avait 14 ans. Dealeur pendant un temps, il a passé un mois et demi en prison.
«Vaguement» au courant de la récente légalisation du cannabis au Canada, il ignore en revanche qu'une mission d'information parlementaire doit être lancée prochainement pour «éclairer le débat public» français sur tous les usages du cannabis, y compris récréatif. De quoi assombrir son regard. «Si on légalise, c'est pas les Noirs et les Arabes qui vont avoir les commerces qui vendent ça», peste-t-il.
Un risque d’embrasement des cités ?
Comme guetteur, il dit toucher «100 euros pour 12 heures» de travail, entre midi et minuit. Une manne qui, admet-il, serait menacée si les clients pouvaient se procurer leur cannabis librement. «Ici tu peux choper du shit ou de la beuh (herbe, ndlr), mais que d'une sorte. Dans une boutique, t'aurais plein de variétés».
A ses côtés, Karim reste confiant. «On vendra moins cher, y aura toujours de la parallèle, car ce sera trop réglementé», élude-t-il. Moins serein, Youssouf avertit : en cas de légalisation, «ça sera le 'fuego' ('feu') dans les cités».
«La légalisation du cannabis, c'est plus un choc social qu'un choc sanitaire. Cela nécessite de mettre un coup de pied dans la fourmilière des banlieues», estime Christian Ben Lakhdar, professeur d'économie à l'université de Lille. Selon ce spécialiste des drogues, environ 100.000 personnes participent plus ou moins régulièrement au trafic en France. Si l'Hexagone, premier pays consommateur d'Europe, passe à la légalisation, les dealeurs actuels seront «probablement les oubliés du système», craint cet universitaire qui recommande de créer «des emplois légaux liés au nouveau marché du cannabis» dans les anciennes zones de trafic.
Le casier judiciaire effacé pour aider les anciens dealers ?
Ancien «consommateur-vendeur», Eric a passé trois ans en prison à cause du deal. Ce trentenaire trouverait «dégueulasse» de «donner le business aux industriels», sans permettre aux anciens délinquants d'acquérir les compétences nécessaires pour ouvrir un commerce. «En tant que société, il faudra se rendre compte qu'on a été hypocrites, en faisant porter la responsabilité des stups aux gens les plus exposés à la précarité», lance-t-il, dénonçant le traitement de faveur réservé, selon lui, aux fumeurs de joints des beaux quartiers. «Ces gens-là ne sont jamais inquiétés. Mais pour qu'il y ait des vendeurs, il faut qu'il y ait des consommateurs», juge-t-il.
Aux Etats-Unis, où une dizaine d'Etats ont totalement légalisé le cannabis, l'insertion des populations les plus exposées au trafic est devenu un thème de société. En Californie, la loi permet d'effacer du casier judiciaire les condamnations liées au cannabis, qui ont surtout frappé des Afro-américains. Les villes d'Oakland et de San Francisco ont également lancé des initiatives pour aider les femmes et les minorités à investir dans le marché légal du cannabis. Le Massachusetts assure, lui, un programme de réhabilitation des anciens dealeurs pour les aider à trouver un emploi dans cette nouvelle industrie. Les députés français se pencheront-ils sur ces expériences ?
«Il faut absolument aller jusque-là», assure le député Jean-Baptiste Moreau (LREM), un des artisans de la mission d'information, qui compte organiser des voyages outre-Atlantique. Pour lui, la légalisation, rejetée par le gouvernement, n'est «pas taboue» et «si on la propose, il faut savoir ce qu'on fait des gens qui sont dans cette économie parallèle». «Un accompagnement social serait nécessaire», estime-t-il. Mais les trafiquants qui souhaitent se reconvertir «doivent prendre conscience que ces emplois seraient moins rémunérateurs».
A Saint-Ouen, Youssouf n'exclut pas de gagner moins et de payer des impôts. «Pourquoi pas ? Si tu bosses normalement, y a moins de risques». Mais avec un simple bac en poche, il reste sceptique : «pourquoi les employeurs prendraient des mecs de cité qui savent pas bien parler ?»
*Les prénoms ont été modifiés.