Philippe Labro est écrivain, cinéaste et journaliste. Chaque vendredi, pour Direct Matin, il commente ce qu'il a vu, vécu et observé pendant la semaine. Un bloc-notes subjectif et libre.
MARDI 24 MAI
De la fenêtre de mon bureau, je regarde le capharnaüm dans la rue. La file d’attente des véhicules en direction de la station-service s’allonge à chaque minute. Elle démarre presque cinq cents mètres en amont. Toujours sous la fenêtre, un feu tricolore régule les voitures venant des rues adjacentes. Bien évidemment, il ne sert plus à rien. Les véhicules qui se sont engagés, pare-chocs contre pare-chocs vers la station, bloquent toute possibilité à ceux qui arrivent de droite et de gauche quand le feu est vert. Ça s’appelle un engorgement, reconnaissable, entre autres, au concert de klaxons, totalement inutile mais qui ne cessera pas jusqu’au soir. Ce n’est pas la première fois dans notre histoire récente que l’on assiste à cette confusion – ce n’est sans doute pas la dernière –, et la scène à laquelle nous assistons se répète ailleurs dans la capitale et dans les autres villes. Je descends et sors dans le brouhaha. Les conducteurs ont l’air résigné, lassé, à peine impatient. L’un d’entre eux me dit, avec un grand sens de l’euphémisme : «Ça devient difficile, tout ça.»
L’expression est juste, on pourrait l’appliquer à l’état actuel du pays. Tout «devient difficile» à quatorze jours de l’Euro. Difficiles, les dissensions au sein de la gauche ; difficiles, les rivalités de plus en plus acérées au sein de la droite, quelques mois avant sa primaire ; difficiles, ces crimes quasi hebdomadaires à Marseille ; difficile, cette violence (une voiture de police brûle, un homme en ressort, il se comporte avec courage) ; difficiles, ces feux autour des raffineries ; difficiles, ces confrontations entre forces de l’ordre et forces de la protestation ; difficiles, ces signes de pénurie ; difficile, ce mauvais climat… Il est donc difficile de s’intéresser à Roland-Garros. Quand les mois de mai étaient calmes (ça arrive tout de même, un mois de mai tranquille, en France, cela peut arriver…), les «marronniers» s’épanouissaient en toute quiétude. Un «marronnier», comme vous le savez peut-être, c’est le terme utilisé dans le jargon de notre métier pour les sujets qui reviennent chaque année : Festival de Cannes, Tour de France, rentrée des classes, trêve des confiseurs, Coupe de France, défilé du 14 Juillet, etc. Ils sont si nombreux, les «marronniers», si pratiques, qu’on en vient parfois à se demander si la vie de l’actualité ne consiste pas tout simplement en une série confortable de rassurants «marronniers». Leur antidote, c’est l’inattendu, la surprise tragique ou heureuse, ce qui euphorise une opinion politique, comme ce qui l’inquiète, ce qui motive, ce qui est difficile.
JEUDI 26 MAI
Il y a donc Roland-Garros à propos duquel, là encore, les tennisophiles aimeraient que ça bouge un peu. Le désir de changement, l’appel du renouveau, il est plus aigu cette année, symbolisé, d’une certaine façon, par le forfait de Federer. Certes, nous avons droit à Nadal, Murray et bien entendu Djokovic, tout comme, sans trop d’illusions, à l’éternel espoir français, Jo-Wilfried Tsonga. Mais il y a d’autres noms : de Nick Kyrgios à Milos Raonic, d’Alexander Zverev à Dominic Thiem, lequel de ces joueurs sortira, parmi les cinq cents anciens juniors du monde entier qui ont grandi sous l’influence des quatre incontournables ? Certes, il y aura Wimbledon, l’Australie, l’Amérique, mais il demeure que Roland-Garros possède une magie, une spécificité : la terre battue rouge, le marathon de quinze jours au bout duquel seuls les plus forts survivent. L’univers du «difficile».