Philippe Labro est écrivain, cinéaste et journaliste. Chaque vendredi, pour Direct Matin, il commente ce qu'il a vu, vécu et observé pendant la semaine. Un bloc-notes subjectif et libre.
JEUDI 5 FÉVRIER
Réunion du jury du Prix Jean-Luc-Lagardère pour décerner le titre de "Journaliste de l’année". Cette année, notre déjeuner est lourd de tristesse et de deuil. Autour de la table, présidée par Laurent Joffrin, nous sommes debout, membres du jury composé de personnalités de la presse, observant une minute de silence pour notre ami Georges Wolinski, qui appartenait à cette instance et dont nous aimions l’humour, la joie de vivre, le fulgurant talent.
Nous évoquons la générosité avec laquelle, souvent, "Wolin" distribuait des dessins à tel ou tel enfant d’un des membres de ce qui n’est pas un jury, mais, plutôt, une vraie confrérie. De Ockrent à Pivot, de PPDA à Rouart, de Le Fol à Toranian, de Frappat à Giesbert, de Genestar à Lancelin, Tesson, Barbier, tous ces journalistes, que l’amour de la liberté d’expression cimente et agrège.
Chacun s’exprime et une évidence s’impose : nous souhaitons rendre hommage à tous ceux qui ont disparu au cours du massacre du 7 janvier. C’est donc à toute la rédaction de Charlie Hebdo (qui continue de paraître, les crayons ont été repris, au péril de leur vie), que revient ce prix du "Journaliste de l’année", avec un salut particulier à Wolinski, qui fut, lui-même, lauréat en 1989.
Ce prix Jean-Luc-Lagardère, qui s’appela d’abord Mumm, puis Louis-Hachette, et qui fut présidé par Françoise Giroud, puis Claude Imbert, perpétue cette unanime conviction que nous avons, quinze femmes et hommes, d’exercer un métier qui n’est pas un métier, mais une passion, une vocation.
MERCREDI 11 FÉVRIER
Disparition de Roger Hanin. Les hommages s’accumulent. Chacun, dans le monde de la politique et du spectacle, a, au moins une fois, côtoyé cet homme au parler pittoresque, à la gaieté inépuisable, et, cependant, aussi, à la gravité d’un enfant né dans la basse casbah d’Alger, avant de se retrouver à Bab el-Oued – dont il conservera l’accent, l’humilité, la capacité à relativiser.
"Roger", comme ils l’ont tous appelé, va être, évidemment, salué comme le héros des films d’Alexandre Arcady (Le coup de sirocco, Le grand pardon) et comme le fameux Navarro de la télévision. Il ne faut pas oublier les plus de soixante-dix films dans lesquels il sut déployer sa carrure, son expérience, sa présence.
Hanin a tourné avec le grand Visconti (Rocco et ses frères, avec Alain Delon et Annie Girardot – un chef-d’œuvre), avec Jules Dassin, Henri Decoin, Godard (eh, oui ! il fait ce que l’on appelle un «caméo», une apparition fugace dans A bout de souffle…), Chabrol, Molinaro, Verneuil, etc.
Je me souviens l’avoir vu, pour la première fois, dans son premier Gorille, où il incarnait le rôle-titre de Géo Paquet, membre de je ne sais quel service secret français. Un plan me revient en mémoire. Il est au volant d’une voiture, remarquant des véhicules occupés par des personnages patibulaires. Hanin murmure pour lui-même : «Qu’est-ce que c’est que ce binz ?» – et j’ignore pourquoi, cette réplique m’avait séduit, fait sourire.
Il y avait, dans son ton et son attitude quelque chose qui le distinguait déjà, une musique à lui. C’était un honnête homme, «fils de communiste et petit-fils de rabbin», ne manquait-il jamais de le rappeler. Et d’ajouter : «Je me sens très juif.» C’est tout un parfum d’autrefois qui s’évapore, parfum dans lequel se mélangent les souvenirs d’Algérie, la vitalité des pieds-noirs, le théâtre (Shakespeare, Hugo, Beckett, excusez du peu !), et des décennies de la République – les années Mitterrand. Qualificatif suprême : Hanin était «populaire», la plus belle des identités.