Philippe Labro est écrivain, cinéaste et journaliste. Chaque vendredi, pour Direct Matin, il commente ce qu'il a vu, vécu et observé pendant la semaine. Un bloc-notes subjectif et libre.
DU 7 AU 14 JANVIER
Sept jours qui ont ébranlé la France, imprimé les mémoires. Le paradoxe d’un événement exceptionnel, c’est qu’il peut amener à prononcer des banalités. Mais, pour un événement sans précédent, il ne faut pas craindre d’utiliser des mots simples, limpides, comme doit l’être notre belle langue.
Alors, est-il banal de redire ici : ce fut une horreur – la police, le président, le gouvernement ont été exemplaires – l’on n’avait jamais vu ça à l’Assemblée nationale (une Marseillaise chantée, après une minute de silence), la douleur et la tristesse ne sont pas mesurables dans les familles des victimes, nos amis dessinateurs, leurs camarades, les vigiles, les juifs de l’Hyper Cacher – on n’efface pas ce sang et ces pleurs – rien ne peut tout à fait être «comme avant» ? Est-il banal de le redire ? Non.
Si l’on a comparé les événements de ce terrible janvier 2015 au 11 septembre 2001 de l’Amérique, c’est parce que, là-bas, cette date ne peut être oubliée. Quatorze ans après le 11-Septembre, les Américains ont gravé en eux cette tragédie. Il n’est pas impossible que le même phénomène d’incrustation d’une date dans l’inconscient collectif se produise en France.
D’autant que la marche de dimanche aura constitué une expérience extraordinaire. Nous y étions, bien sûr, parmi les millions. C’était étonnant : des sons légers, ceux des applaudissements au passage des forces de police, des sons tout aussi clairs de voix reprenant «Charlie, Charlie» spontanément, ponctuellement, sans signal donné, comme ça, comme s’il était évident qu’il faille le faire, des bouts de Marseillaise ou bien, parfois, l’hymne tout entier.
Des visages empreints d’une sorte de bienveillance vis-à-vis de chacun – sourires sans équivoque, amabilité, concoctions de tendresse et de sérénité pacifiée, et une impalpable mais réelle sensation de fierté et de certitude, on est là pour dire : «Ça suffit, on ne tue pas ce qui est si cher à notre identité nationale, la liberté.»
Cela ne se prononçait pas à haute voix, aucun discours improvisé d’aucun tribun juché sur un réverbère, aucune agressivité, hostilité, anathème ou insulte. Bien, plutôt, le lourd et unanime sentiment de ce «vivre ensemble» qui, jusqu’ici, fut une formule galvaudée ou sans suite, mais qui, en ce jour ensoleillé, prenait du sens. Et puis, les visages.
Des jeunes, des vieux, des couleurs diverses, des coiffures, vêtements, accessoires de Françaises et Français d’aujourd’hui, avec leurs bonnets et leurs baskets, leurs doudounes et leurs portables (qui ne fonctionnaient plus – trop de trafic !), des cheveux bruns ou gris, des tresses blondes ou des dreadlocks, tout cela soutenu par la vibration d’une immense force tranquille.
J’ai retrouvé les mêmes impressions (mais à un degré bien entendu infiniment moindre) lorsque, mercredi matin, j’ai fait le tour de mes deux kiosques favoris, devant lesquels, venus chercher «leur “Charlie”», des hommes et des femmes faisaient la queue sans frénésie.
Mes amis kiosquiers, Macron, rive gauche, Estève, rive droite, me dirent la même chose : «On n’en a plus, mais ce n’est pas grave, ils ne se plaignent pas, ils reviendront.» On voyait, en effet, repartir les clients de tous âges et toutes classes sociales, avec sur leurs masques la même patience souriante qui avait flotté, comme un gigantesque nuage, au-dessus des marcheurs de la place de la République à la place de la Nation. La marche d’une Nation, la nôtre, au cœur d’une République, la nôtre.