Confrontées à une explosion des arnaques aux faux ordres de virement, les autorités judiciaires françaises tentent cette semaine à Pékin d'organiser la riposte, une bonne partie des sommes escroquées atterrissant sur des comptes bancaires en Chine.
Ce qui n'était qu'un "phénomène émergent" en 2012 s'est transformé en "véritable raz-de-marée qui s'est abattu sur la France", ont indiqué dans la capitale chinoise les membres de la délégation du ministère français de la Justice.
Ces virements totalement indus représentent 300 millions d'euros de préjudice et 700 procédures comptabilisées par les services d'enquête français, qui constatent une "accélération des faits fin 2013, début 2014". Pour renforcer le message, la Place Vendôme a dépêché le haut magistrat Robert Gelli, qui occupe le poste stratégique de directeur des affaires criminelles et des grâces.
Coïncidence du calendrier, cette rencontre franco-chinoise s'est déroulée au lendemain de l'annonce par le groupe Michelin qu'il s'était fait dérober 1,6 million d'euros via une telle escroquerie. Le fabricant de pneumatiques a été victime d'une personne se présentant comme le directeur financier de l'un de ses fournisseurs.
Exposé didactique à l'appui, les Français ont décrit le circuit des virements, qui transitent d'abord sur un "compte rebond" --aussi appelé "compte taxi"--, situé en Europe de l'Est, en Grèce, à Chypre, au Royaume-Uni ou en Allemagne. La Chine intervient en deuxième destination.
"Cela va à la vitesse supersonique, en un 'clic' des sommes considérables se déplacent", a souligné Robert Gelli. Et, au final, "la part des sommes restituées reste très faible".
Licenciements et suicides
"Ce qui est nouveau est l'extrême sophistication du montage", a expliqué à Pékin la magistrate Alexandra Savie, en citant le cas d'une grande entreprise du sud de la France, spécialisée dans le maïs, escroquée de 17 millions d'euros.
Petites ou grandes, les sociétés touchées "vont être complètement ébranlées, dans leur organisation interne puisqu'il va y avoir des licenciements, dans leur viabilité puisqu'on a énormément de fonds qui sont partis et, pour autant, il va falloir faire face au paiement des fournisseurs et des salariés", a relaté Mme Savie, qui a fait état de suicides parmi les victimes.
Concrètement, trois modes opératoires existent: le premier consiste à s'introduire dans la comptabilité de l'entreprise, en se faisant passer pour un technicien bancaire qui demande un "virement d'essai" au prétexte d'une mise à jour informatique.
L'autre manœuvre fait appel à la cybercriminalité, avec des logiciels malveillants tels que Zeus ou Blackshades RAT, permettant de compiler les informations requises pour réaliser un transfert financier. La troisième technique est surnommée "escroquerie au faux président": l'escroc se fait passer pour le patron de la société et exige du comptable un virement express, censé s'inscrire dans une OPA confidentielle ou une dissimulation fiscale.
"Les escrocs opèrent depuis l'étranger et utilisent énormément de dispositifs qui leur permettent d'être anonymes: des plateformes téléphoniques où ils vont louer des numéros de téléphone et des numéros de fax, des adresses IP aléatoires, des serveurs proxy qui dissimulent l'adresse IP", a détaillé la magistrate.
Touchant surtout les pays francophones, le phénomène se diffuse désormais en Espagne et dans les pays d'Europe du Nord. Les particuliers commencent aussi à être ciblés, notamment pour les assurances-vie, les malfaiteurs contactant les familles endeuillées qu'ils localisent en recourant au site avisdedeces.net.
Le "clic" face à la boîte aux lettres
Les auteurs passent souvent à l'action le vendredi après-midi, quand la réactivité est moindre. "Lorsque les fonds arrivent en Chine, leurs complices ont sept heures d'avance sur l'Europe" grâce au décalage horaire, a souligné la magistrate.
En face, les services de répression français en sont réduits à des procédures laborieuses --par courrier postal-- pour saisir leurs homologues chinois et faire jouer l'entraide pénale. A Pékin, Robert Gelli a donc annoncé la mise en place d'un "comité de pilotage" chargé d'explorer les moyens de raccourcir les délais pour geler les fonds identifiés.
Après avoir prêté une oreille attentive aux préoccupations françaises, les magistrats chinois ont, à leur tour, fait valoir des demandes s'inscrivant dans l'actuelle campagne anticorruption menée par le régime communiste. Pékin souhaite des actions efficaces contre les officiels chinois corrompus ayant fui en Europe. Un traité d'extradition est d'ailleurs en voie de ratification à Paris.