Vous êtes-vous jamais demandé comment on pouvait intriguer ou faire la queue pendant des heures pour acheter du beurre ou du papier toilette dans la Pologne communiste? L'expérience devient possible grâce à un jeu, Kolejka (La queue), qui devient multilingue pour conquérir le monde après son succès en Pologne.
Divertir, évoquer des souvenirs, mais surtout enseigner ce que fut la vie quotidienne derrière le Rideau de Fer: comparable au célèbre jeu Monopoly qui, depuis des générations, apprend les règles du capitalisme, Kolejka, enseigne au contraire comment survivre dans une économie de pénurie.
Les 20.000 exemplaires de la version polonaise, sortie l'an dernier, se sont vendus comme des petits pains. 25.000 exemplaires d'une nouvelle édition en anglais, allemand, russe, espagnol, japonais et polonais, viennent d'être imprimés, et présentés à Varsovie par l'Institut de la mémoire nationale polonais (IPN), qui a pour vocation d'enseigner l'histoire récente de la Pologne et d'enquêter sur les crimes communistes.
"Etes-vous assez courageux pour affronter la vie quotidienne dans les années 80" dans un régime communiste?, demande la notice.
"Kolejka a été qualifié par certains de jeu de société le plus embêtant au monde. Mais demandez à celui qui, dans un pays communiste, a dû faire la queue dans les années 70 ou 80, et il vous dira qu'il n'y avait rien de plus embêtant", plaisante Tomasz Ginter, historien de l'IPN.
"Faire la queue pendant six heures pour acheter des produits alimentaires tels que la viande, fut une chose normale. Pour acheter des meubles, c'était une question de semaines", explique-t-il.
Le goût de l'absurdité
Les auteurs de Kolejka soulignent avoir voulu donner aux joueurs le goût de l'absurdité qui accompagnait les achats avant la chute du communisme en 1989, oubliée dans la Pologne capitaliste actuelle qui regorge de supermarchés et de galeries marchandes à l'occidentale.
Mais pendant cinq décennies, les gens manquaient de tout, y compris des produits de première nécessité. Ils devaient faire la queue pour acheter du papier toilette, de la viande, du sucre ou des oranges. Les étalages croulaient en revanche sous des pots de moutarde et des bouteilles de vinaigre que l'industrie agro-alimentaire communiste produisait en quantité faramineuse.
Dans les années 1980, la majorité des produits étaient vendus contre des tickets de rationnement distribués aux salariés: viande, beurre, essence, cigarettes et jusqu'aux poudres à laver et chaussures.
Le gagnant au Kolejka est celui qui achète tous les produits de sa liste.
"Je ne peux rien acheter car il n'y a rien dans ce maudit magasin", commente en pianotant nerveusement sur le plateau de jeu une professeure d'anglais, Barbara Stachowiak-Kowalska, 52 ans, invitée à une démonstration du jeu aux médias.
"Je suis frustrée. J'arrive enfin à la tête de la queue, tout juste pour apprendre qu'il n'y a plus rien à acheter", ajoute-t-elle.
Illustrant les combines pratiquées à l'époque, des cartes spéciales permettent de gagner du temps: "un ami" du parti communiste ouvre la porte des magasins spéciaux pour apparatchiks, une "maman avec un enfant dans les bras", le prête à une autre famille pour passer devant tout le monde dans la queue.
Des courses au marché noir
Les règles du jeu permettent aussi de faire des courses au marché noir, élément incontournable du paysage communiste, mais deux fois plus cher que le prix officiel...
Les auteurs de Kolejka y ont joint des photos de l'époque: des gens alignés devant un magasin, étalages vides, ou des passants portant avec satisfaction, tel un collier, des rouleaux de papiers de toilette enfilés sur une corde.
Vendu sur internet, Kolejka est aussi utilisé comme support en cours d'histoire dans les lycées. "Les jeunes ont parfois du mal à comprendre une exposition sur un thème difficile", déclare à l'AFP le président de l'IPN Lukasz Kaminski. Mieux vaut alors le faire comprendre sous forme de jeu.
Et c'est particulièrement difficile pour les étrangers: "C'est compliqué ce jeu, comme l'a été la Pologne communiste", dit Antoine Danzon, un Français de 37 ans qui vit à Varsovie et vient jouer tous les mercredis avec des passionnés de jeux de société dans un café de la capitale polonaise.