«Quand je l’ai vu au Carnegie Hall en 1963, il m'a époustouflé»: Bob Dylan était le premier admirateur des performances scéniques de Charles Aznavour, qui imposa pourtant tardivement sa façon unique d'incarner ses chansons, avant d'inspirer plus d'une génération d'artistes.
Depuis sa mort, lundi à 94 ans, les hommages sont unanimes. Pour le journaliste Bertrand Dicale, auteur de l'ouvrage «Tout Aznavour» paru l'an passé, «Aznavour a été révolutionnaire»: «Il a tout bouleversé : la façon d'écrire, les thèmes des chansons, la façon de chanter et de se produire en public».
«Un jour viendra...»
Le basculement survint à seulement à 36 ans pour cet enfant de la balle, pourtant familier de la scène pour y être monté pour la première fois à cinq ans mais qui collectionna les revers pendant de longues années, jusqu'en 1956, où il rencontre le succès discographique avec «Sur ma vie» ou «Sa jeunesse». Dans le coeur des Français, il est alors loin derrière Gilbert Bécaud, André Claveau, Georges Brassens. Beaucoup raillent sa façon de chanter. Les gens du métier, les journalistes ne croient plus en lui. Et lui, met du temps à maturer, à se construire une identité scénique. Laquelle explose en 1960, à l'Alhambra.
Le soir du 12 décembre, Aznavour voit sa vie d'artiste changer. Ironie du sort, en interprétant «Je m'voyais déjà», une chanson sur un chanteur et ses vains rêves de gloire, qu'Yves Montand lui refusa au prétexte que «les chansons de métier, ça ne marche jamais». Sous les yeux d'un parterre de vedettes, Cocteau, Morgan, Dalida et de journalistes prêts à mordre, sa mise en scène impressionne.
A la fin de chaque chanson, il retire un vêtement ou un accessoire, avant de se rhabiller au rythme de chaque couplet de «Je m'voyais déjà». Il est impeccable au moment de finir par ces paroles prémonitoires : «Mais un jour viendra, je leur montrerai que j'ai du talent». Un talent qu'il s'est fabriqué en puisant chez les autres. «Mes quatre points cardinaux ont été Edith Piaf, Charles Trenet, Constantin Stanislavski et Maurice Chevalier», confiait-il à l'AFP en 2017, citant également Carlos Gardel, Bing Crosby, Mel Tomé, Frank Sinatra entre autres inspirations.
«Tous quelque chose d'Aznavour»
«Il y a eu le fameux +stool+, ce tabouret de bar qu'il a piqué à Sinatra», confirme Bertrand Dicale. «Et cette façon qu'il avait, entre les chansons, de raconter des histoires. C'est inspiré des shows de Las Vegas.» «Il y a aussi le fait d'avoir un geste par chanson, comme quand il agite le mouchoir sur 'La Bohème'. Mais c'est aussi quand il bat le rythme avec sa main gauche sur 'Emmenez moi'. Ça, ça vient d'Edith Piaf. Pour ''Les amants d'un jour', elle avait trouvé son truc: un verre à la main, qu'elle essuyait, lâchait à la dernière note et qui se fracassait au sol.»
«Je voulais surtout placer ce que je savais faire», avait expliqué l'intéressé à l'AFP. «J'ai fait de la danse classique, de la variété, du théâtre... Je me suis dit que si j'imprégnais mes chansons de toutes ces expériences, je trouverais mon style. Et c'est devenu 'du Aznavour'.»«Il a cassé tous les codes à une époque où les chanteurs devaient être super beaux, il est arrivé avec une personnalité incroyable», souligne le chanteur Calogero.
Pour le rappeur MC Solaar, «les sentiments transparaissent chez Aznavour. Il voulait faire vibrer l'être humain. On est au-delà de la chanson». «C'est quand il devient le comédien de ses chansons, qu'Aznavour impressionne», résume Bertrand Dicale. Cette façon d'incarner totalement les chansons, «de les jouer avec ses tripes change la donne». Et n'a jamais cessé de susciter l'admiration de ses pairs, d'éveiller des vocations, de capter l'attention de touts les publics y compris à l'étranger.
«Voir ce qu’il a fait en concert à son âge me donne encore plus de force pour continuer à transmettre de l’amour avec les mots sur scène», a confessé le rappeur Soprano. «Que ce soit Julien Clerc, Serge Lama, Michel Sardou, Alain Souchon, Benabar, Tim Dup, tous ont quelque chose d'Aznavour, pour Bertrand Dicale. Idem chez les artistes urbains, sud-américains comme Caetano Veloso ou Chico Buarque... Elton John, Sting ont aussi dit avoir pris une leçon en découvrant à 19, 20 ans Aznavour chanter.»