Alors que s'ouvre la 71e édition du Festival de Cannes, Gilles Jacob vient de publier un ouvrage complet dans lequel il dévoile les coulisses de cet événement. Une belle déclaration d'amour au cinéma.
D’Isabelle Adjani à Harvey Weinstein, en passant par Jacques Tati, l'homme qui a été l'un des personnages centraux de cette grand-messe du 7e art pendant plus de quarante ans - jusqu'en 2014 - distille souvenirs et anecdotes dans «Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes». Un livre très complet qui séduira les curieux et les cinéphiles.
Quelle est la genèse de ce livre ?
Les éditions Plon ont une collection qui s’intitule «Dictionnaire amoureux». Une collection que je connaissais et qui m’intéressait fortement. J’ai accepté cette proposition, animé par cette idée de diversité. Je pouvais ainsi traiter de l’aspect historique du Festival de Cannes avec ses débuts et ses grandes périodes, des grands événements comme les anniversaires, de l’aspect artistique avec ses metteurs en scène, ses actrices et ses acteurs, de la notion sociologique avec tous les différents publics qui viennent sur la Croisette sans se côtoyer, du côté administratif ou journalistique, ainsi que des fêtes et de la ville en elle-même. Ces 800 pages m’ont demandé deux ans de travail.
Quel était votre objectif en publiant cet ouvrage très complet ?
A travers ces multiples chapitres conçus comme des courts-métrages, je voulais que le grand public, et pas seulement les cinéphiles, se glisse dans la peau d’un juré, critique, réalisateur ou administrateur. Toutes les parties prenantes qui font de ce festival un spectacle magique. Je souhaitais que le lecteur voie cette grosse machine depuis les coulisses. Mais ce genre de dictionnaire est souvent factuel, c’est pourquoi j’y ai intégré un peu d’humour.
Racontez-nous votre tout premier festival ?
C’était en 1964. J’avais alors 34 ans. A l’époque, j’étais critique de cinéma pour le journal «Les Nouvelles littéraires» (aujourd’hui disparu, nldr). En arrivant sur place, la responsable du service de presse – qui par la suite est devenue mon employée - m’a indiqué que je ne pouvais assister qu’aux projections en journée. Elle appelait cela «les séances de crise». La soirée était réservée aux personnalités importantes. Mais je m’en moquais, j’étais tout simplement émerveillé. Dans les années 1960, le Festival de Cannes ne ressemblait pas à ce qu’il est aujourd’hui. Il n’y avait que quelques centaines de personnes et aucune limousine aux verres fumés. On pouvait encore rencontrer et discuter avec les acteurs au détour des ruelles cannoises.
Êtes-vous nostalgique de ces années que vous qualifiez d’«agréables» ?
Il ne faut pas être trop nostalgique. Le Festival a évolué, tout comme moi. A partir des années 1980, je l’ai beaucoup développé avec la création du nouveau Palais des Festivals et son hectare au sous-sol dédié au marché du film. Les télévisions en plein essor ainsi que le contrat avec Canal+ et les grands partenaires ont aidé à transformer ce grand rendez-vous.
Quelle fut votre plus belle rencontre ?
Jeanne Moreau. Elle a occupé toutes les places à Cannes : starlette, comédienne, actrice en compétition, lauréate d’un prix, présidente du jury à deux reprises et présentatrice des grands événements. C’était plus qu’une amie, Jeanne Moreau fut la marraine du Festival de Cannes pendant trente ans.
Quel est votre plus beau souvenir ?
Le cinquantième anniversaire, en 1997, pour son assemblée incroyable : trente-trois Palmes d’or réunies sur scène, sauf Maurice Pialat. Dans la salle, une pléiade de stars, comme Paul Newman ou Sylvester Stallone, les applaudissaient comme des figurants.
Quel est votre top 3 des Palmes d’or ?
«Le salaire de la peur» (1953) de Clouzot, «La Dolce Vita» (1960) de Fellini, et «Apocalypse Now» (1979) de Coppola.
Avez-vous un regret concernant ces quatre décennies passées au cœur de cette institution du cinéma ?
Je n’ai jamais réussi à faire venir le réalisateur Stanley Kubrick, mort en 1999 et que je considère comme l’un des plus grands génies du 7e art. Un jour, il a pris un avion pour Londres depuis les Etats-Unis et a décidé, une fois arrivé à destination, de ne plus jamais monter dedans. Il a alors fait l’acquisition d’un château et n’a plus bougé. Comme les studios, en l’occurrence Warner, refusaient d’envoyer des films à Cannes sans la présence du metteur en scène, Stanley Kubrick n’a jamais foulé le tapis rouge.
Dans les années 1960, le Festival n'était pas ce qu'il est aujourd'hui.
Et à l’inverse, quelle est l’une de vos plus grandes fiertés ?
La venue de Woody Allen. Alors que ses longs métrages rencontraient moins de succès, je l’ai appelé en lui garantissant qu’il ne croiserait personne pendant la Quinzaine. Je savais qu’il souffrait d’une grande timidité. Mais contre toute attente, il m’a expliqué qu’il assurerait la même mission que les autres réalisateurs, à savoir la montée des marches, la conférence de presse et le photo-call. Woody Allen est venu treize fois sur la Croisette.
Les caprices de stars sont-ils difficiles à gérer ?
Ce sont surtout les agents, et en particulier les Américains, qu’il faut gérer ! Ils veulent tous monter en grade et conserver leurs clients. Il existe une concurrence folle. Les agents ont des exigences que l’on ne peut honorer, faute de moyens financiers. J’ai, par exemple, refusé un avion privé à l’agent de Martin Scorsese.
Dans votre dictionnaire, vous avez des mots très durs à l’encontre du producteur Harvey Weinstein. Vous écrivez notamment que «quelque chose dans son physique et dans ses manières (vous) dégoûtait»…
C’est un homme abominable qui m’a harcelé comme personne pour que je sélectionne ses films à Cannes. S’il a fait le centième de ce qui est décrit dans la presse, ce n’est même pas un être humain.
Quels sont les critères pour sélectionner un film à Cannes ?
Un bon film doit prendre le spectateur par la main et ne plus le lâcher jusqu’au générique de fin. Il faut aussi varier les genres de cinéma, l’âge, le sexe, la couleur de peau et l’origine des metteurs en scène. Ainsi, sans oublier la qualité, il est primordial de proposer aussi bien des comédies que des drames, des films contemporains que des productions à costumes. La variété est essentielle puisque que nous ne savons pas ce que le public va aimer.
Face au succès des séries, comment voyez-vous le cinéma dans vingt ans ?
Il devra évoluer. Le cinéma est en danger, concurrencé par des séries bien réalisées. La jeune génération a d’autres supports pour regarder les images. Mais c’est la recherche de la variété qui permet de se définir une culture.
Serez-vous à Cannes cette année ?
Bien entendu ! Je suis président de la Cinéfondation depuis 2007. Il s’agit de sélectionner des films de fin d’école issus de tous les pays du monde. Nous sommes des défricheurs de talents à la recherche des grands cinéastes de demain. Je suis ravi d’y participer… mais je ne manquerai pas d’aller voir quelques films en Sélection officielle.
Dictionnaire amoureux du Festival de Cannes, de Gilles Jacob, éd. Plon, 25,50 €.
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