Pour la première fois au Festival de Cannes, deux films financés par Netflix sont présents dans la sélection officielle. Mais la plateforme n’a aucune intention de les sortir en salles. Une situation sans précédent qui révolte certains professionnels du cinéma français. Mais pour quelle raison au juste ?
Les deux films en question – «Okja» de Bong Joon-ho et «The Meyerowitz Stories» de Noah Baumbach – seront réservés aux abonnés de Netflix, le premier dès le 28 juin prochain, le deuxième à une date encore inconnue. Mais probablement d’ici la fin de l’année.
Le fait est qu’ils ne seront jamais diffusés dans une salle de cinéma, et que cela ne respecte en rien la sacro-sainte «chronologie des médias» qui régit les conditions et les délais d’exploitation des œuvres cinématographiques en France (voir cet excellent article de Libération sur le sujet).
Aussi, certains voudraient voir dans cette sélection, et surtout à travers l’attribution potentielle de la Palme d’Or à l'un de ces films, une remise en question en profondeur de ce principe – la chronologie des médias donc – sur lequel reposerait l’intégralité de l’équilibre financier du cinéma tricolore et la mise à mort pure et simple de l’exception culturelle française. Mais bien évidemment, les choses ne sont jamais aussi simples que cela.
Pourquoi le Festival de Cannes a sélectionné ces deux films de Netflix ?
Le 13 avril dernier, la liste des dix-huit films en compétition officielle pour la Palme d’Or était enfin dévoilée. Et, oh surprise, deux films Netflix y apparaissent. Une situation présentée comme «unique et inédite» par le délégué général du Festival, Thierry Frémaux. Pour expliquer les raisons derrière ce choix, car personne n’ignore que Netflix compte diffuser ces deux films sur sa plateforme sans tenir compte de la chronologie des médias, Thierry Frémaux explique que le réalisateur «Bong Joo-ho est un grand cinéaste contemporain, il a fait un film, on aime le film, on montre le film». Même chose pour «The Meyerowitz Stories» de Noah Baumbach qui a été retenu pour ses qualités cinématographiques, artistiques, thématiques, et pas autre chose.
Pourquoi les professionnels du cinéma français sont en colère ?
La réponse des professionnels du cinéma, du moins de certains, ne s’est pas faite attendre. La FNCF (Fédération nationale des cinémas français, ndlr) a affirmé ne pas avoir été consulté, et que les films ont été retenus sans l’aval du conseil d’administration du Festival dont elle est membre. Or le refus de Netflix de s’engager sur une sortie en salle, conformément à la réglementation nationale sur la chronologie des médias, aurait dû être considéré comme une fin de non-recevoir par les instances du Festival de Cannes (qui a décidé, face au tollé susciter au sein de la profession, d’appliquer cette règle pour 2018).
Pour la FNCF, le fait que les films de Netflix ne sortent pas en salle remettrait en question sa nature même d’œuvre cinématographique. Le Festival de Cannes a affirmé avoir «demandé en vain à Netflix d'accepter que ces deux films puissent rencontrer les spectateurs des salles françaises et pas uniquement ses seuls abonnés. De fait, le Festival déplore qu'aucun accord n'ait pu être trouvé» a-t-il fait savoir.
L’autre point de discorde est le fait que Netflix a débarqué dans le paysage médiatique français en s’affranchissant des contraintes que subissent tous les autres acteurs. Ce que le BLIC (Bureau de liaison des industries du cinéma qui réunit la FNCF, mais aussi les producteurs de l'API, les distributeurs de la FNDF, les industries techniques de la Ficam et le Sevn) n’a pas omis de rappeler dans un courrier adressé au président du Festival de Cannes, Pierre Lescure, selon le Film Français : «Netflix n’a jamais fait part de son intention de respecter la réglementation en vigueur en matière de chronologie des médias, ou même le cadre réglementaire général fiscal et sectoriel de notre pays. Que se passerait-il si le CNC venait à appliquer les sanctions prévues par le code du cinéma si l’exploitation de ces œuvres enfreignait la réglementation ? Enfin, il parait à ce jour étonnant que Netflix retire un bénéfice publicitaire et commercial de la programmation de ces œuvres par le Festival, sans jamais avoir inscrit son action dans le périmètre du dispositif français, pourtant à l’origine de l’existence de la plupart des œuvres programmées à Cannes et de l’écosystème au sein duquel se déroule le Festival».
Pourquoi Netflix refuse de sortir les films en salle ?
Netflix pense à ses abonnés avant tout. Selon les règles de la chronologie des médias, Netflix serait dans l’obligation d’attendre trente-six mois, soit trois ans, avant de pouvoir proposer son film, «Okja» dans cet exemple (pour lequel elle a déboursé 50 millions d’euros, rappelons-le), sur sa plateforme à ses clients français. Une durée d’attente qui ne correspond plus aux attentes des spectateurs, selon elle. Et qui ne correspond pas non plus aux modes de visionnage actuels, le film risquant d’être piraté, et visionné par des millions de spectateurs sans que cela ne profite ni aux exploitants de salles, ni à Netflix. Une logique «perdant-perdant» en résumé.
Une solution a-t-elle été proposée par Netflix ?
Le 26 avril, Netflix a essayé de jouer l’apaisement. Dans un communiqué, elle a envisagé la possibilité d’une sortie en salle limitée – via l’obtention d’un « visa temporaire » avec la participation d’un distributeur associé – couplée avec une mise à disposition le même jour du film à ses abonnés. Ce qui permet aux non-abonnés de pouvoir se rendre dans une salle de cinéma pour pouvoir découvrir le film sur grand écran. Un fonctionnement qui existe déjà aux Etats-Unis via un système baptisé le «day and date».
«Nous sommes convaincus que les cinéphiles français n'ont pas envie de voir ces films trois ans après le reste du monde. Cela dit, nous réfléchissons à la possibilité de distribuer ces deux œuvres dans des salles de cinéma françaises pour une durée limitée, en même temps que leur sortie sur notre service, tout en respectant la chronologie des médias», explique Netflix dans le communiqué. Une proposition qui n’a apparemment convaincu ni les distributeurs, ni le CNC, ni le Festival de Cannes.
Le cinéma français, et le cinéma en général, est-il menacé par Netflix ?
Bah non. Comme le rappelait Vincent Maraval, directeur des productions Wild Bunch dans une interview à L’Express en juin dernier (à lire ICI), cela fait cinquante ans que l’on entend des voix annoncer la mort du cinéma : à l’arrivée de la télévision, de Canal+ en 1984, du «home cinema», ou encore du câble. Et à présent, ce serait à cause des nouveaux modes de distribution crées par Internet, aussi bien Netflix que YouTube. Il faut aussi préciser que de nombreux films arrivent à Cannes sans disposer d’accord de distribution dans les salles françaises, comme Oncle Boonmee, Palme d’Or à Cannes en 2010.
Avec cette règle, Oncle Boonmee (Palme 2010 achetée par @Pyramide_Films le jour du palmarès) n’aurait jamais été en compétition. #Cannes2017 pic.twitter.com/HZ7FDixCdw
— David Honnorat (@IMtheRookie) 10 mai 2017
Contrairement à Amazon, qui a lui aussi un film en compétition (Wonderstruck) et qui a accepté de le diffuser en salle, Netflix ne souhaite pas se plier à une réglementation qu’elle juge en contradiction totale avec l’évolution des modes de consommation. Et le directeur des contenus de la plateforme, Ted Sarandos, expose ses arguments. «Les spectateurs changent, du coup la distribution change, du coup les festivals (...) vont vraisemblablement changer». Selon lui, de plus en plus de films pourraient faire leur apparition au Festival de Cannes «de manière différente» à l’avenir.
Cette attitude vis-à-vis de Netflix ne risque-t-elle pas à terme de se retourner contre le Festival de Cannes ? On est en droit de se poser la question, surtout quand tous les autres grands Festivals (Berlin, Venise, Sundance, etc.), eux, ne se priveront pas de programmer les films de la plateforme si cela fait sens artistiquement. Dans les rangs des professionnels du cinéma français, certaines voix dénoncent l’hypocrisie de cette guerre menée contre Netflix. Et se réjouissent que le débat, qui ne date pas d’hier, sur la chronologie des médias, sur son bien-fondé, et surtout sur sa pérennité, soit enfin relancé.
Le mot de la fin sera laissé à Bong Joon-ho qui, à propos de la polémique, a expliqué très simplement à Variety : «Je n’ai pas pris au sérieux ce débat. Au final, je pense que les cinémas et les plateformes de streaming vont coexister ensemble. (…) Je suis sûr que Ted Sarandos va au cinéma en famille et que les membres du CNC ont Netflix chez eux». Voilà qui est bien dit.