La maison d’édition La Goutte d’Or a publié le 6 mai 2021, «La Mythomane du Bataclan », une enquête-fleuve d'Alexandre Kauffmann sur le parcours de Florence, alias « Flo Kitty », fausse victime des attentats survenus le 13 novembre 2015.
Au lendemain des attentats, « Flo Kitty » se rapproche des rescapés. Elle leur parle de son meilleur ami Greg, blessé au Bataclan. Appréciée de tous et parce qu’elle n’est pas une victime directe et a du recul, Florence devient salariée de la principale association de victimes, Life for Paris (LFP), dans laquelle elle s’investi beaucoup. Elle pose dans Paris Match, rencontre des élus et organise le retour à Paris des Eagles of Death Metal. Mais un mystère demeure : pourquoi personne n’a jamais pu rencontrer son ami hospitalisé ?
Alexandre Kauffmann, journaliste indépendant qui avait publié en 2018 « Surdose », une enquête détaillée après une année d’immersion au sein de la brigade qui enquête sur les morts par overdose à Paris, livre ici une nouvelle investigation époustouflante qui dresse le portrait de Florence, fausse victime du Bataclan. L'auteur a dévoilé à la rédaction de CNEWS.fr une partie des coulisses de la réalisation de ce travail acharné.
Votre ouvrage est paru il y a près d’un mois, comment a-t-il été reçu ?
Je suis plutôt satisfait du démarrage du livre et de son accueil. C’est un peu une arène de souffrance avec beaucoup de victimes en jeu. J’appréhendais un peu les réactions des vraies victimes mais aussi de la fausse. La sortie du livre avait un côté un peu oppressant et inquiétant, parce qu’il y avait des choses pas évidentes. Les vraies victimes qui ont accepté de témoigner et de me confier une partie de leurs échanges privés avec Florence ont relu le manuscrit, mais le gros de Life For Paris n’était pas nécessairement au courant. Du côté de la fausse victime, j’ai seulement reçu un message de sa part le jour de la parution du livre.
Comment vous-êtes-vous lancé dans une enquête autour d’un sujet aussi délicat ?
J’ai commencé le travail d’enquête il y a un an et demi lors d’un diner avec Françoise Rudetzki, une amie de la famille. Le sujet des fausses victimes a été abordé et je me suis lancé. Ma famille a été touchée par le terrorisme, mon père journaliste a été enlevé par le Hezbollah au Liban quand j’avais entre 10 et 13 ans (de 1985 à 1988). Pendant trois ans ma mère s’est battue pour le faire libérer en créant un comité de soutien notamment. À cette époque-là c’était l’émergence des dispositifs de soutien aux victimes de terrorisme, et c’est surtout Françoise Rudetzki qui a fait avancer cette cause.
Elle a été victime de l'attentat au Grand Véfour, un restaurant parisien, en 1983, alors qu’elle fêtait son anniversaire de mariage. Elle s’est alors rendue compte qu’il n’y avait pas grand-chose pour accompagner les victimes. Elle a fondé SOS Attentats et c’est a son initiative qu’a été créé la FGTI (Fond de Garantie des victimes des actes de Terrorisme et d’autres Infractions), auprès de qui Florence s’est faite indemniser en tant que victime. C’est grâce à elle que j’ai pu entrer en contact avec des membres de Life for Paris.
Si les victimes avaient été en opposition par rapport au projet, je n'aurais pas pu le faire.
Comment avez-vous convaincu les membres de l’association de vous laisser accéder aux conversations échangées avec Florence durant ces longs mois de mensonge ?
J’ai été assez surpris que les vraies victimes acceptent de me parler et de collaborer. J’avais vraiment besoin de leur ressenti. Si elles avaient été en opposition par rapport au projet, je n’aurais pas pu le faire. Je pense d’ailleurs qu’il y avait un besoin de remettre toute cette histoire à plat, à travers le regard de quelqu’un de complètement neutre dans l’affaire.
Au fil de l’enquête, on apprend qu’au moins 6 usurpateurs se sont fait démasquer au sein de l’association. Pourquoi s’être concentré sur le profil de Florence ?
Le parcours de Florence se détachait vraiment. Si on écrivait son parcours dans une fiction ou un roman, on n‘y croirait pas. On se dirait que c’est trop abracadabrantesque. Le fait qu’elle ait un bracelet électronique au moment où elle intègre l’association, que ce soit elle qui dénonce la première fausse victime infiltrée dans l’association, qu’elle entretienne une correspondance sentimentale avec une autre membre de l’association via un faux compte Facebook, tout est invraisemblable.
Dans votre enquête, vous ne semblez pas chercher à expliquer pourquoi Florence s’est fait passer pour une victime…
On m’a demandé pourquoi je n’avais pas fait un roman pour m’incruster dans la tête de Florence, mais je trouve que l’enquête est suffisamment romanesque. Je n’avais pas du tout envie d'entrer dans sa tête car on ne peut pas savoir ce qu’il s’y passe, et je pense qu’elle-même ne le sait pas. J’ai préféré rester factuel pour laisser de la place au lecteur et qu’il se fasse sa propre interprétation, je ne voulais pas imposer la mienne.
Plutôt que des réponses on a des pistes pour expliquer son geste. Je pense que c’est une vraie victime, mais d’autre chose. Une victime de son enfance et du passé qu’elle a vécu, mais c’est très difficile d’établir les vrais ressors qui l’ont poussé à faire ça.
J’en suis quasiment intimement convaincu : elle n’a pas vraiment contrôlé ce qui l’a poussé à mentir, même si tout est archi contrôlé et maitrisé. Quand on voit le dispositif qu’elle a mis en place, on devine qu’elle a de l’expérience en matière de mensonge. Animer 7 ou 8 comptes Facebook en même temps, en ayant les personnes en face de vous tous les jours, tout en respectant le décalage horaire entre Paris et Los Angeles (où vit le prétendu petit ami de Florence, ndlr), de ce point de vue-là c’est vraiment une romancière.
Au fil du temps et de l’accumulation des mensonges, Florence semble prendre de plus en de risques, avez-vous réussi à l’expliquer ?
J’ai ma propre interprétation concernant les raisons qui l’ont poussé à prendre autant de risques. Je pense qu’elle en avait marre, qu’elle n’avait pas prévu que ça dure aussi longtemps. Dès le départ, elle se porte doublement victime : elle est à la fois l’amie de Greg blessé au Bataclan auprès des membres de l’association, et elle déclare avoir été blessée au FGTI. Elle savait qu’elle allait se faire prendre tôt ou tard alors elle prend le risque de voir ses fantasmes s’incarner, comme lors cette fameuse soirée au Feel Good où elle réunit les vraies personnes qu’elle incarne à travers des faux comptes. Il suffisait qu’un seul mot soit échangé entre eux et tout explosait. Plus c’était risqué et gros et plus ça passait pour Florence.
Quelle a été la réaction des membres de l’association lorsqu’ils se rendent compte de la tromperie de Florence ?
Il y a une survivante qui m’a confié que la trahison de Florence lui avait fait plus de mal que l’attentat en lui-même. LFP c’était vraiment le cocon, ils se confiaient à l’abris indiscret du regard des autres, de la presse. La trahison à donc eu lieu de l’intérieur et c’est ce qui est le plus difficile. Ils avaient l’impression de tous se comprendre. Florence avait intégré le staff, faisait partie du conseil d’administration, c’est la seule usurpatrice qui était aussi proche des fondateurs et qui a eu un rôle aussi central dans le développement de l’association.
« Une survivante m'a confié que la trahison de Florence lui avait fait plus de mal que l'attentat en lui-même. »
Votre ouvrage s’ouvre sur une citation de Christine Villemin, la mère du petit Grégory, fait-divers des années 1980 ultra-médiatisé. Pourquoi avoir fait ce choix ?
La phrase résume bien la question centrale du parcours de Florence : pourquoi peut-on désirer être malheureux ou en tout cas accéder à ce statut de victime qui est caractérisé par le malheur et la souffrance. On sait aussi que c’est l’immense bienveillance dont les victimes bénéficient qui incite certaines personnes à s’approprier ces tragédies. Quand on n’a pas vécu le préjudice, ça peut être assez attirant, on prend tous les avantages sans les inconvénients. C’est aussi un peu dû à cet ère victimaire, comme si des gens voulait prendre la place de ceux qui souffrent pour attirer la compassion.
« La mythomane du Bataclan », Alexandre Kauffmann, éd. Goutte d’Or, 328 pages, 18€