Roméo est chiite et Juliette est sunnite. Ils vivent à Bagdad et sont en butte aux préjugés familiaux dans un pays ravagé par la guerre confessionnelle: la célèbre pièce de Shakespeare a été adaptée à la mode irakienne.
Les pistolets ont remplacé les épées et les acteurs, qui s'expriment en arabe dialectal, ont adopté les tenues traditionnelles irakiennes. Mais l'adaptation va plus loin.
La pièce, jouée en Angleterre à partir de jeudi, reprend l'intrigue imaginée par William Shakespeare à la fin du XVIème siècle, mais la mise en scène a délaissé les palais italiens de la Renaissance pour la misère vécue par les Irakiens ces neuf dernières années.
Une des dernières scènes mélange l'horreur des attentats suicide et l'épouvantable carnage dans une cathédrale de Bagdad, où des membres d'Al-Qaïda avaient assassiné 44 fidèles et deux prêtres pendant une messe à la Toussaint 2010.
C'est le comte Pâris, éconduit par Juliette, qui se fait exploser dans l'église, tuant les deux amants.
Pour Monazel Daoud, 52 ans, qui signe l'adaptation et la mise en scène de la pièce, Pâris est membre d'Al-Qaïda et fait partie de ces combattants étrangers venus en Irak combattre l'occupant américain après 2003.
- Jouée dans la ville natale de Shakespeare -
La réalité irakienne, avec les violences confessionnelles qui ont fait des dizaines de milliers de morts, donne un caractère encore plus tragique à la pièce.
"+Roméo et Juliette à Bagdad+ est devenu une histoire entièrement irakienne. Roméo va connaître les affres de tous les Irakiens", explique l'interprète du rôle-titre, Ahmed Salah Moneka, 23 ans. "Je veux faire passer le message de la souffrance de cette génération et l'épreuve de l'amour".
En Irak, "il est fréquent que deux êtres de confession différente tombent amoureux, mais ne puissent pas poursuivre leur relation", confie Sarwa Rassoul, 23 ans, la "Juliette" irakienne. Mais "ni les communautés, ni les tribus, ni aucune autre raison ne devraient empêcher les gens de s'aimer".
Les deux interprètes ont connu les tragédies liées à ces préjugés. "Mon amie s'est suicidée car elle était kurde et que l'homme qu'elle aimait était arabe. Sa famille a refusé cette union", raconte Sarwa.
Elle-même kurde, la jeune actrice habite à Ur, un quartier du nord de Bagdad majoritairement sunnite sous Saddam Hussein, mais où l'arrivée de chiites à partir de 2003 a poussé les deux communautés "à s'entretuer", explique-t-elle.
"En face de ma fenêtre, il y a un magasin dont je connaissais bien le propriétaire. Parce qu'il était d'une autre confession (sunnite), il a été assassiné sous mes yeux par l'Armée du Mehdi", la milice du chef radical chiite Moqtada Sadr, raconte-t-elle.
Ahmed aussi a grandi dans ces violences: "Des amis ont été blessés dans des attentats et j'ai en perdu deux autres au cours de la guerre confessionnelle. C'est ce qui rend mon interprétation plus forte et plus profonde", assure-t-il.
La pièce a été jouée devant une salle comble au Théâtre national à Bagdad, dans le cadre du programme culturel lié aux jeux Olympiques de 2012.
Elle doit être montrée à partir de jeudi et pour huit jours au "World Shakespeare Festival" de Stratford-upon-Avon, lieu de naissance du dramaturge au centre de l'Angleterre, puis à Londres fin juin.
Mais elle pourrait revenir en Irak: "J'ai besoin de dire à mon peuple +Venez et regardez-vous, car je ne suis que le miroir de votre vie+", explique Monazel Daoud.